Le cadre – dissertation “Philosophie et expérience”

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Cette dissertation a été rédigée dans le cadre du cours “Philosophie et expérience” enseigné par Vincent Beaubois en L2 de philosophie à l’Université Paris X. 

Un tableau peint à l’huile est parfait une fois verni et encadré. Cinq années de pratique de la peinture en témoignent. Pourtant, le cadre est un objet ornemental que le spectateur ne remarque que très rarement. Boisé ou d’acier, d’un mat ombré ou d’un doré scintillant, fine baguette ou large et sculptée, artistes, galeristes et collectionneurs disposent d’une large palette de cadres pour mettre en valeur les éléments d’une toile. Mais la valeur du cadre est aussi un indicateur de l’aisance de son propriétaire. Ensuite, l’enjeu du cadre est de mettre en lumière une situation, un personnage, un détail qui figure au centre ou dans un coin d’une image. Ainsi, choisir le bon cadre est difficile et nécessite un réel travail de metteur en scène, car si le statut du cadre est dans l’ombre, son rôle est d’illuminer l’image qu’il encadre sous le regard de son spectateur. Enfin, le cadre a une fonction structurante, car il établit une barrière entre l’objet imagé et le sujet observant. Le cadre est une fenêtre fixe à travers laquelle je plonge mon regard pour témoigner d’une brève scène picturale. Or, une analyse phénoménologique d’après Mikel Dufrenne conduirait même à voir dans le cadre un objet qui délimite deux sujets propres, à savoir le contemplateur et l’œuvre d’art, pour les unir autour d’une relation transcendantale, proprement esthétique.

La pratique de l’encadrement remonte à l’âge néolithique, il y a cinq mille ans. D’abord symbolique à l’âge de pierre (5800-2500 av. J-C) à travers une bordure dessinée autour d’une fresque, l’encadrement technique ou encadrement de conservation de développe à l’âge de fer (1200-800 av. J-C) comme un cadre en trois dimensions qui est peut-être accroché au mur. Ces deux méthodes de délimitation d’une image ont ceci en commun qu’ils isolent l’espace figuré et servent de transition entre celle-ci et l’environnement où elle se trouve.

Analysons donc cet objet à mesure que nous nous en approchons, suivant la méthode deweyienne qui s’intéresse à l’expérience comme enquête transactionnelle. En tant qu’objet déterminant, le cadre donne au premier abord une indication sur le contexte historique de l’œuvre et le statut social de son propriétaire; en tant qu’objet esthétique, il conditionne le regard que nous apposons à l’approche de l’image, à travers la tonalité qu’il favorise ou en attirant notre attention sur certains détails; en tant qu’objet structurant, le cadre produit une relation particulière entre le spectateur positionné en face de l’œuvre et cette dernière, tendant vers un renversement schopenhauerien entre l’objet et le sujet. Toutefois, la révolution de l’art contemporain tend à abolir, en même temps que la structure, le règne du cadre – nous y reviendrons. Dans quelle mesure le cadre signifie-t-il bien plus qu’une délimitation d’une image ?

Le cadre, vu de loin : un objet déterminant

Au premier abord, le cadre possède une physicalité indicatrice d’un contexte qui situe non seulement l’image qu’il encadre historiquement, mais aussi identifie son propriétaire en termes d’aisance et de style propre. Prenons l’exemple de la pratique de l’encadrement en peinture comme indication du courant esthétique à l’œuvre. À chaque mouvement artistique son cadre : l’art du retable au XIIIe siècle développe une armature qui sert à faire tenir ensemble, à la verticale, les panneaux peints et à empêcher qu’ils ne se déforment – fonction à la fois technique et esthétique ; le cadre à feuillure est mis au point vers 1520 et perdure jusqu’au XVIe siècle ; durant cette dernière période, deux types majeurs de cadres se côtoient, le cadre architectural et le cadre dit a cassetta ; etc… Cette histoire des cadres informe les conservateurs de musée sur le choix du cadre et les techniques de restauration des œuvres historiques. La physicalité du cadre remplit donc une fonction archéologique dans le sens étymologique – elle témoigne de commandes des temps anciens.

De surcroît, la physicalité du cadre informe sur le statut social de son propriétaire. Le XVII marque l’âge d’or du Roi Soleil en France, mais aussi l’âge d’or de l’encadrement, développant notamment les cadres surmontés de feuille d’or.[1] Si la dorure en soi n’est pas nouvelle – les bordures des icônes étaient souvent dorées au Moyen Âge pour symboliser la lumière divine et la splendeur du royaume des saint et de Dieu, ce matériau remplit dès lors une fonction séculière. À la cour de Louis XIV, le cadre doré est l’effet d’un faste lié à la classe sociale. Il remplit une fonction mondaine dans la mesure où il se fait l’écrin prestigieux d’un tableau de valeur, qui implique la noblesse de son propriétaire. La fondation de l’Académie Royale de peinture et des sciences par Louis XIV en 1663 achève d’instituer le style baroque comme style de référence au sein du royaume – et d’influence dans toute l’Europe; les cadres de style baroque sont suivis par ceux de style Régence, puis de style Louis XV, Louis XVI,  Directoire, Empire, Restauration, Louis-Philippe, Napoléon III…[2] Bref, à chaque régime son style. Dès lors, le choix du cadre par son propriétaire devient synonyme d’affiliation à un certain statut social, éminemment affilié à un régime politique. Rappelons-nous la description de Zola de celle qui, devenue propriétaire de la boutique, veille à présent sur la fortune des Mouret à travers ses mânes bénéfiques et bénéficiaires dans Au Bonheur des dames: “le portrait de Mme Hédouin, dans son cadre d’or, gardait l’éternel sourire de ses lèvres peintes”.[3] L’objectif de tels cadres somptueux est de rehausser l’éclat des figures qu’ils encadrent et de les assortir aux somptueux décors des intérieurs, côtoyant ainsi le mobilier baroque. Le cadre est donc aussi un identifiant – et donc un différenciant, social.

Pour simplifier, l’éminent historien de l’art Claus Grimm formule l’idée de cette partie par cette question rhétorique : « Les tableaux ne seraient-ils qu’une forme passagère de l’objectivation du savoir liée au prestige social et au besoin de légitimation propres aux acteurs de quelques périodes de transition au cours desquelles les structures sociales se différencient ?”.[4]

[1] WAHBE, F. (12 février 2024) “L’histoire de l’encadrement”, Encadrement.Paris.

[2] “Histoire d’Encadrement”, Nath’Encadre.

[3] ZOLA, E. (1883) Au Bonheur des Dames, in Les Rougon-Macquart. Chapitre XIV, p.520.

[4] GRIMM, C. (1987) “Histoire du cadre: un panorama”, Revue de l’art 76, S. 15-20.

Le cadre, à hauteur de vue : un objet esthétique

Mais le cadre doré remplit aussi une fonction pragmatique puisqu’il reflète la lumière sur le tableau pour le rendre plus visible. Cette fonction illustre la matrice de potentialités esthétiques de l’objet cadre, et les conséquences esthétiques de l’œuvre qu’il encadre. Notons que nous employons le terme d’ “œuvre” plutôt qu’ “image” car le cadre est éminemment lié à la peinture. Claus Grimm observe que “l’histoire des cadres ne peut être séparée de celle du changement de la fonction des tableaux”; remarquons toutefois que cette relation s’estompe au XVIIIe siècle. La fonction des cadres liés à la liturgie et classés typologiquement à l’Antiquité, et des cadres « meubles » placés dans les galeries des châteaux et les salles d’exposition des habitations aristocratiques sous la royauté, change à l’époque des Lumières. Accompagnant la diversification des tableaux et des traditions académiques et avec la création de galeries ouvertes au public, les cadres prennent une nouvelle fonction de mise en valeur de la signification esthétique ou philosophique des sujets qu’ils encadrent : tableaux de mœurs, natures mortes, paysages. Ces sujets jugés plus pauvres marquent les débuts de l’esthétique moderne, selon laquelle les œuvres d’art ont perdu leur lien direct avec la réalité, s’adressant désormais au goût et à l’intensité du sentiment.

À l’instar de ce mouvement révolutionnaire dans l’art – survenu à la même époque que d’autres révolutions… le cadre devient aussi un objet esthétique à part entière. Après avoir suivi des normes générales fondées sur des modèles de base communs à toute l’Europe, les ébénistes français instituent la fabrication de cadres comme un « art » au XVIIIe siècle.[1]  Leur format, leurs profils de moulures et ornementations sont pensés avec une approche similaire à celle de l’architecte, et fabriqués avec des techniques semblables à celles de l’ébéniste. Le cadre comme objet d’art à part entière impacte donc l’encadrement qui devient alors l’objet d’un choix libre et fondé sur des données esthétiques. Divers spécialistes de l’encadrement conseillent aujourd’hui le public sur le choix du cadre (matière, couleur, format, verre) en analysant le contenu de l’image à encadrer. L’image ci-après illustre combien le cadre impacte considérablement la manière dont le regard approche l’œuvre. L’objectif du cadre devient donc, aussi, de mettre en lumière certains éléments choisis d’une peinture.

[1] De SALVERTE, F. (1962) Les ébénistes du XVIIIe siècle ; HECKLEY, F.L., (1735) A directory of antique French furniture.

Cette conception libérale qui fait du cadre l’objet d’un choix, s’applique métaphoriquement à l’analyse d’Alice Parizeau dans son roman Fuir : « Rien ne reflète mieux l’âme des gens que le cadre dans lequel ils vivent ».

Le cadre, vu de près : un objet structurant

Le cadre se définit aussi par sa matérialité qui structure l’espace. La potentialité du cadre s’exprime aussi dans les interactions, les opérations et les conséquences que cet objet génère. Après les potentialités esthétiques, analysons les potentialités relationnelles du cadre, qui “animent notre cadre de vie” d’après la formule de Vincent Beaubois. Le cadre structure l’espace. Le développement de l’encadrement au néolithique témoigne de cette structure qu’il implique, car cette époque clé de la préhistoire fait référence à un changement radical et rapide de la société humaine, qui passe d’une économie de prédation (chasse, cueillette) à une économie de production (agriculture, élevage). Le passage du nomadisme à la sédentarité conduit à l’institution d’une société encadrée par des règles, à l’instar des images que l’on commence à encadrer de baguettes. Cette limitation entre le spectateur et l’image, appelant au respect de l’œuvre, symbolise l’édification des codes sociaux visant à faciliter la vie en communauté en définissant des limites aux comportements humains.

Conduisons plus loin notre analyse philosophique du cadre comme limite. Oscar Wilde affirme que « définir, c’est limiter » ; la réciproque est aussi sûrement vraie. Appliquée au cadre, cette limite définit en effet deux espaces distincts : d’une part le domaine du réel où se situe le contemplateur, et d’autre part le domaine de l’esthétique où figure l’œuvre d’art. Or, en appelant l’œuvre d’art un « quasi-sujet », Mikel Dufrenne dénote l’ambiguïté constitutive du statut de l’objet esthétique.[1] Husserl a aussi parlé de « solidarité structurale » pour définir la réciprocité du sujet et de l’objet dans l’expérience esthétique.[2] Ces interprétations impliquent que le cadre crée une frontière entre deux instances de même nature, à savoir des sujets propres. Sans cadre, le sujet esthétique se mélange donc à la subjectivité de la personne, ce qui altère l’expérience esthétique de la perception de l’œuvre d’art. Car au contraire, en marquant une frontière entre le sujet spectateur et le sujet d’art, le cadre forge une relation d’affinité entre deux « altérités » délimitées, le spectateur et l’objet esthétique, que Dufrenne nomme aussi « étrangeté », « mystère » et « profondeur », avec des références parfois directes à l’altérité d’autrui. En tant que limite identificatrice, le cadre procure donc à l’œuvre d’art un statut ambigu et privilégié. 

[1] Mikel Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », in Esthétique et philosophie, t. I, op. cit., p. 54.

[2] KURG, R. (2014) “Edmund Husserl’s Theory of Image Consciousness, Aesthetic Consciousness, and Art”, Thèse de Doctorat présentée devant la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg en Suisse.

Revenant à la définition deleuzienne de la philosophie comme « l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts »[1], nous pouvons donc définir le cadre comme une limite identificatrice de deux sujets situés dans deux mondes adverses (le réel et l’esthétique), qui impacte l’expérience esthétique de la perception par le spectateur de l’œuvre d’art.   

[1] DELEUZE, G. & GUATTARI, F. (1991) Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, p. 8.

Le cadre au placard

 L’industrialisation et la production de masse au XIXe siècle ont marqué un déclin dans l’art de l’encadrement, conduisant à la fabrication de cadres standardisés en bois bon marché, souvent dépourvus de l’ornementation et de la finesse des cadres anciens. L’avènement de la photographie a également contribué à ce déclin, car les photographies n’étaient pas nécessairement encadrées de la même manière que les peintures et les dessins. Aujourd’hui, la structure du cadre reflète l’approche classique de l’art, une tendance jugée largement désuète pour les regards contemporains. Aujourd’hui en effet, nombreux sont les tableaux qui n’ont plus de cadre.

L’éminent historien de l’art Daniel Arasse analyse ce changement des pratiques dans son excellent ouvrage Histoires de peintures. L’art contemporain est devenu expérimental : il s’intéresse à « l’ouverture des pratiques et l’ouverture des œuvres à l’action du spectateur », qui devient « co-auteur ». Cet enrichissement des pratiques artistiques s’accompagne toutefois d’un « désœuvrement de l’art », dans le sens d’une perte de l’œuvre car cette notion est très critiquée, et on préfère le processus de création à l’œuvre elle-même. Ainsi, le cadre est aboli face à une scène qui surgit dans la réalité du spectateur. À bien réfléchir, Léonard de Vinci opère une révolution semblable à celle-ci avec La Joconde, en plaçant Mona Lisa au premier plan du tableau, devant le parapet qui traditionnellement séparait le sujet peint du spectateur. L’historien de l’art explique :

Pour la restauration du cadre

Le XXe siècle connaît toutefois un renouveau de l’encadrement, grâce à l’émergence de nouveaux artistes qui explorent l’utilisation du cadre comme élément expressif de l’œuvre d’art, en employant des matériaux et des techniques innovantes formant notamment les cadres en aluminium et des vitres en plexiglas. Aujourd’hui les cadres aux lignes épurées, en aluminium ou en bois, sont utilisés pour mettre en valeur le sujet encadré.

Dans Logic : the Theory of Enquiry, Dewey étaie que « plus le nombre d’interactions, d’opérations et de conséquences est grand, et plus la constitution d’un objet substantiel donné est complexe”.[1] En déconstruisant les multiples fonctions et implications du cadre, nous avons démontré la valeur de cet objet pour le propriétaire de l’image encadrée, pour l’artiste lorsque c’est une œuvre d’art, et pour le spectateur : le cadre informe sur l’image, il l’éclaire et il l’anime. Restituer la valeur de cet objet auprès de l’artiste, des spécialistes et du public est donc essentiel, et implique un enjeu intéressant : celui de réconcilier le conflit entre style classique et style contemporain. Le baryton-basse José Van Dam propose une réflexion adressée aux artistes lyriques qui peut s’appliquer à nos amis peintres : « Le rôle d’un metteur en scène doit être d’insuffler des idées neuves au cadre classique que l’ouvrage propose, et non de faire exploser ce cadre. »[2] L’art universel est celui qui réunit passé, présent et futur ; celui qui innove dans la tradition.

 

[1] J. DEWEY. (1938) Logic: the Theory of Enquiry, op. cit., p. 129, notre traduction.

[2] HILLERITEAU, T. (27 février 2015) « José Van Dam, le maître chanteur », Le Figaro : Culture, Musique.